Mon Violon
La clé du Caveau

Notice sur le caveau

Le vin a fait plus de chansonniers que toutes les eaux de l’Hippocrène.
Jean Monet Anthologie

On a mal expliqué jusqu’à présent l’origine et la composition de cette société chantante. En parlant des chansonniers du milieu et de la fin du dix-huitième siècle, ainsi que de ceux qui se signalèrent au commencement du dix-neuvième, on a confondu les réunions auxquelles ces poètes ont appartenu ; on a varié sur l’époque où l’ancien Caveau prit naissance, donné une liste inexacte de ses membres, et désigné comme faisant partie du Caveau moderne des chansonniers qu’il se serait honoré sans doute de compter parmi les siens, mais qui n’en firent jamais partie, et l’on en a exclu d’autres qu’il était orgueilleux, à juste titre, de porter sur son tableau d’admission.

Une explication simple et claire, puisée à des sources incontestables et dans les documents authentiques dont je suis possesseur, va faire connaître la vérité sur les cinq principales sociétés de chansonniers qui ont égayé la table, occupé l’esprit et charmé l’ennui de nos pères depuis un siècle environ seulement, car l’espace me manque pour parler de ceux qui devancèrent cette époque spirituelle et [de] joyeuse mémoire.

Ce fut l’an 1733 que Piron, Crébillon fils et Collé, fondèrent la Société des dîners du Caveau, dont le nombre des convives s’accrut successivement par cette classe d’hommes au génie fécond, indépendant, qui trouvent dans la doctrine d’Épicure, qu’ils propagent, et dans la chanson, qu’ils accréditent, l’aliment habituel à leur esprit et à leur gaieté.

Les trois fondateurs du Caveau se réuniront d’abord chez Gallet, leur ami, épicier-droguiste, chansonnier assez médiocre ; mais il leur épargnait, dit Laujon, les frais du cabaret, et n’en était pas moins le plastron de leurs épigrammes.

Ces trois disciples d’Épicure voulurent un jour donner à dîner à leur Amphitryon, et, pour s’égayer, admettre quelques autres convives. Ce fut ainsi que le Caveau, composé de peu de membres à sa naissance, forma par la suite une société nombreuse et choisie. On y compta non seulement des chansonniers, mais des artistes, des savants, des littérateurs célèbres, dont la plume, la lyre et les pinceaux ont illustré la France.

En voici la liste fournie par Laujon, fort jeune alors, et qui fut invité quelquefois aux dîners de cette Société avant d’en faire partie.

Piron
Collé
Gallet
Crébillon père
Crébillon fils
Fuselier
Saurin père
Saurin fils
Duclos
La Bruère
Bernard
Moncrif
Helvétius
Rameau

[Voir P. Laujon, Notice sur les Dîners du Caveau, N.D.E.]

La Société du Caveau fut ainsi nommée parce qu’elle se réunissait dans un cabaret portant ce nom. Ce cabaret, tenu par un sieur Landelle, était situé rue de Bussy, près du carrefour, non loin de l’ancienne Comédie française, établie alors en face du café Procope, où ces amis de la joie allaient passer le reste de leurs soirées.


De gauche à droite : Piron, Collé, Gallet.
J. Autreau, Le poète Piron à table avec ses amis, v. 1750, Musée du Louvre.

Ce fut dans cette Société que Rameau, dont je viens de citer le nom célèbre, et que Piron avait décidé à quitter la province pour se fixer in Paris (dit encore Laujon), trouva les auteurs qui, les premiers, produisirent avec éclat son talent sur la scène lyrique, et qu’il s’assura des défenseurs zélés qui l’aidèrent à triompher des Lullistes ; et tandis que Fuselier, La Bruère et Bernard concouraient à fonder ses succès sur le théâtre de l’Opéra, les convives du Caveau (et Collé surtout) accréditaient dans les cercles, sur les théâtres de l’Opéra-Comique, sur ceux des foires Saint-Germain et Saint-Laurent, ses airs de danse et ses ouvertures par les plus heureuses parodies.

Boucher portait souvent ses dessins dans cette Société fraternelle, qui parfois y trouva des sujets de chansons, et qui fournirent à Duclos l’idée de son roman d’Acajou.

Helvétius fit entendre au Caveau quelques-unes de ses épîtres philosophiques et des fragments d’une tragédie, la Conjuration de Fiesque, et Collé plusieurs scènes de la Partie de chasse d’Henri IV et de la Vérité dans le vin ; Crébillon fils y lut le Voyage si plaisant de Paris à Saint-Cloud par mer et par terre, qu’il avait fait en collaboration avec Sallé, et plusieurs chapitres de ses romans ; Bernard y soumit les passages les plus intéressants de son poème de l’Art d’aimer, et presque toutes ses poésies légères ; Duclos, ses Considérations sur les mœurs et Moncrif ses romances historiques.

Ces dîners épicuriens, fixés aux 1er et 16 de chaque mois, étaient en grande partie consacrés à la critique littéraire et dramatique. On y faisait autant d’épigrammes personnelles que de chansons, et chaque convive à son tour était l’objet d’un trait satirique. Si l’épigramme était trouvée juste et piquante, le patient buvait un verre d’eau à la santé de celui qui l’avait censuré. Était-elle injuste ou niaise (c’étaient les deux mots consacrés), le verre d’eau servait alors de punition au censeur, tandis que les autres convives portaient avec un rouge-bord la sauté de l’auteur blessé.

Le drame surtout, dont on se moquait sur les petits théâtres et jusque dans les parades que Piron, Crébillon fils, Collé et Sallé faisaient jouer au Temple, chez le Grand Prieur, était au Caveau l’objet des plus mordantes plaisanteries, et particulièrement de la part de Piron qui fit, comme on sait, l’épigramme suivante contre Nivelle de La Chaussée, introducteur sur la scène comique de ce genre larmoyant, que l’on nommait alors Bâtard de Melpomène, et qui n’est pas encore légitimé :

Connaissez-vous sur l’Hélicon
L’une et l’autre Thalie ?
L’une est chaussée. et l’autre non,
Mais c’est la plus jolie ;
L’une a le rire de Vénus,
L’autre est froide et pincée.
Salut à la belle aux pieds nus,
Nargue de la chaussée !

Cette épigramme, faite contre un absent, qui ne faisait point partie du Caveau, déplut fort, et Piron fut condamné à boire le verre d’eau, ce qu’il fit sans murmurer. Mais la vengeance de La Chaussée n’était point satisfaite. Quelque temps après une place vint à vaquer à l’Académie française ; le vœu publié y appelait Piron. Il fut élu, malgré les efforts de son ennemi, qui, pour faire annuler cette élection, se mit du parti des dévots.

Boyer, ancien évêque de Mirepoix, précepteur du grand dauphin, et l’un des quarante dignitaires de la pensée, porta lui-même au roi la fameuse ode, seul motif d’exclusion de l’auteur de la Métromanie, et l’élection fut annulée après la lecture de cette ode plus qu’anacréontique, faite à haute et intelligible voix par le prélat, d’après la volonté formelle, insistante de Louis XV, qui peut-être voulut par ce moyen infliger une punition à Monsieur de Mirepoix, en raison de la démarche inconsidérée qu’il avait permise, et Piron reçut une pension de 1000 fr. sur la cassette du Roi.

Je ne parlerai point d’autres punitions à l’aide du verre d’eau, si ce n’est des deux dernières, attendu que mon intention n’est pas de publier l’histoire complète du Caveau. Je veux seulement donner les noms des poètes qui ont figuré dans les principales sociétés chantantes depuis l’ancien Caveau jusqu’au Caveau moderne, et citer les faits essentiels qui s’y rattachent.


Ces punitions fournies par la carafe, qui blessaient souvent l’amour-propre des auteurs censurés, et qui, par de fréquentes libations d’une autre nature, enflammaient l’esprit des censeurs contre leurs victimes, devaient nécessairement amener la rupture de cette Société, et c’est ce qui arriva.

Crébillon fils demandant un jour à table de l’argent à son père, reçut pour toute réponse : Quand tu auras fini tes égarements du cœur et de l’esprit.

Ces mots, qui faisaient allusion au titre d’un ouvrage que Crébillon fils a laissé inachevé, excitèrent l’hilarité générale, et on le condamna (peut-être injustement) au verre d’eau, qu’il but à la santé de son père, charmé de cette résignation.

Peu de temps après Duclos ayant demandé à l’auteur de Rhadamiste, etc., quel était celui de ses ouvrages qu’il croyait le meilleur. La question est embarrassante, répondit Crébillon père, mais voici le plus mauvais (ajouta-t-il en montrant son fils), qui lui répondit : Pas tant d’orgueil, s’il vous plaît, monsieur  attendez qu’il soit bien prouvé que tous ces ouvrages sont de vous !

La Société ordonna le verre d’eau à tous les deux. Crébillon fils but le sien mais le père, outré de l’apostrophe satirique qu’il venait de recevoir, et qui pouvait trouver son application par l’ancienne assiduité d’un moine auprès de madame Crébillon, leva le siège sans proférer un seul mot, regarda son fils d’un œil menaçant, quitta brusquement la Société, et, rien ne put le déterminer à y revenir.

Cette scène, jointe à la dispersion de plusieurs membres du Caveau, obligés de quitter Paris pour aller occuper des emplois en province auxquels ils venaient d’être nommés, mit fin aux dîners si spirituels de cette Société vraiment épicurienne, qui s’étaient maintenus jusqu’en 1743, c’est-à-dire pendant dix années.

Ce fut vainement qu’en 1759 que Pelletier, fermier-général, qui tous les mercredis réunissait à sa table Marmontel, Boissy, Suard, Lanoue, plusieurs autres hommes de lettre français et étrangers, tels que Garrick, Sterne, Wilkes, Goldoni, etc., essaya d’y joindre les disciples d’Épicure. Les efforts du riche et puissant financier n’eurent qu’un succès passager.

Si ces dîners, dit Laujon, n’avaient pas toujours pour nous le même attrait, c’est que notre Amphitryon, usant du droit de choisir ses convives, nous adjoignait toujours trois ou quatre de ses amis, ce qui nuisait à la gaieté et nous rendait plus circonspects dans nos propos.

Il suffit, en effet, de la présence du plus petit nombre de ces bavards insipides introduits dans un grand repas pour comprimer l’élan de l’esprit et paralyser les moyens de ceux qui pourraient en faire le charme.

J’ai remarqué même qu’en général ces interrupteurs, monopoleurs de la parole, qui raisonnent sur tout, blâment tout, critiquent tout, en élevant leur diapason au-dessus de celui de tous les autres convives, n’avaient jamais rien produit dans le monde qui pût les y faire remarquer, et, par conséquent, être à leur tour l’objet de la moindre censure. On pourrait répéter à ces messieurs ce que disait un homme d’esprit de mes amis à certain suffisant frappé de la stérilité du savoir et véritable eunuque de la littérature : Si n’avoir rien fait est un grand avantage, il ne faut pas en abuser. Revenons au Caveau.

Ce ne fut qu’en 1762 que trois de ses membres, Piron, Crébillon fils et Bernard parvinrent à le réintégrer au cabaret de Landelle.

Voici les noms des convives qu’ils s’adjoignirent, et qui composèrent ce que l’on pourrait appeler la seconde série de l’ancien Caveau  : Pannard (déjà très âgé), Favart, Laujon, Lemière, Colardeau, Laplace, Barthe, Dudoyer, Dussaulx, Dorat, Pezai, l’abbé de Vaucelles, d’Arnaud-Baculard, Fréron qui jamais ne fut plus aimable et ne chercha plus à le paraître dit Laujon), Denon, Delille le fabuliste, Coqueley de Chaussepierre, Philidor, Albanèse et Joseph Vernet. On nomma président perpétuel Crébillon fils, dont le premier soin fut de faire supprimer des statuts l’obligation, pour les Sociétaires, de recevoir tour à tour une épigramme et d’être condamnés à boire un verre d’eau.

Le nombre de membres titulaires, de même que celui des personnes invitées, n’étaient point limités ; mais une seule voix suffisait pour repousser l’élection d’un candidat, ainsi que l’admission passagère d’un visiteur, dont la présence devait être annoncée quinze jours à l’avance, c’est-à-dire au dîner précédent. Cette disposition prudente pour maintenir le bon accord parmi les membres d’une société quelconque fut admise dans le règlement du Caveau moderne.

Les dîners de l’ancien Caveau, dit Laujon, étaient un feu roulant de bons mots. Ce n’était qu’au dessert qu’il était permis de s’occuper des chansons ou des divers opuscules réservés au jugement de la Société. On s’y donnait mutuellement les prémices des ouvrages avant de les produire sur la scène, ou avant que la presse les eût livrés à la curiosité publique. L’œuvre y subissait l’examen le plus scrupuleux, avec l’ardeur et l’intérêt naturels à cette Société, qui se croyait honorée tout entière par le succès de l’un de ses membres.

Cette habitude, si louable parmi les gens de lettres, n’a pas été comprise dans les progrès du siècle sous lequel nous avons le bonheur de vivre.

Le Caveau ne publia point de recueils spéciaux ; ses chansons ne se trouvent que dans le Mercure de France, dans l’Année littéraire ou dans les œuvres complètes de leurs auteurs. J’ai rassemblé les meilleures dans les 14e et 15e volumes de la deuxième édition de mon Encyclopédie poétique où j’ai donné un extrait de l’histoire de la romance et de la chanson.

Cette réunion du Caveau régénéré ne subsista guère que cinq ans ; mais la chanson se soutint par la vogue que l’on venait de lui donner et par l’appui que lui prêtèrent Garnier, Laborde, Lattaignant, Boufflers, Parny et autres, jusqu’à la création des Dîners du Vaudeville, qui commencèrent après nos troubles révolutionnaires, à la fin du XVIIIe siècle, et qui déterminèrent d’autres sociétés chantantes dont je vais successivement parler en peu de mots.



Extrait de La clé du Caveau 4ème édition (1848?) par Pierre Adolphe Capelle.
bientôt la suite...


Mon Violon
Antoine Albanèse (Egidio Giuseppe Antonio Albanese) (1729?-1800)

ISNI 0000000081039492

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Charles Collé (1709-1783)

French songwriter and dramatist.

ISNI 0000000121258527

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Jean-Philippe Rameau (1683-1764)

Composer.

ISNI 0000000122785978

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Louis Fuzelier (1672-1752)

ISNI 0000000083620416

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Charles-Simon Favart (1710-1792)

Charles_Simon_Favart

ISNI 0000000121266500

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Jean Monet (1703-1785?)

French theatre impresario and writer.

ISNI 0000000027976741

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Alexis Piron (1689-1773)

ISNI 0000000121400431

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Pierre Gallet (1698-1757)

French poet and songwriter.

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Pierre Laujon (1727-1811)

ISNI 0000000062999682

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Crébillon père (Prosper Jolyot de Crébillon) (1674-1762)

French writer.

ISNI 0000000121031197

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Crébillon fils (Claude-Prosper Jolyot de Crébillon) (1707-1777)

French Songwriter and writer.

ISNI 0000000110227194

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Charles Duclos (1704-1772)

French author.

ISNI 0000000120371608

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Gentil-Bernard (Pierre-Joseph Bernard) (1708-1775)

French poet and dramatist.

ISNI 0000000108862738

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Philidor le grand (François-André Danican Philidor) (1726-1795)

Composer.

ISNI 0000000121441786

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Chez le traiteur Nicolas-Alexis Landelle, hôtel de Bussy (actuellement 4 rue de Buci). La salle basse du rez-de-chaussée où se réunissaient les chansonniers n’avait pas de fenêtre ; c’est l’origine du nom de la société du Caveau.